Le juge doit-il s’inspirer de l’équité, voire même l’invoquer, lorsqu’il rend sa décision ? De tout temps, la présence de l’équité dans les décisions de justice a fait débat…
| par Yves LETARTRE, Avocat Associé |
Avocat au Barreau de Lille
La notion d’équité, à forte connotation morale et philosophique, est déjà au centre des préoccupations d’Aristote qui souligne le lien inéluctable entre le droit, la loi et l’équité. « La nature de l’équité, c’est précisément de redresser la loi là où elle se trompe, à cause de la formule générale qu’elle doit prendre », explique le philosophe grec de l’Antiquité.
Saint Thomas d’Aquin, l’un des principaux maîtres de la philosophie scolastique et de la théologie catholique du Moyen Âge, affirme lui que « l’équité ne s’écarte pas de ce qui est juste en soi mais uniquement de ce que la loi déclare telle ».
À partir du XIIème siècle, les canonistes s’inspirent de ces écrits, l’équité étant entendue comme source de charité ou de miséricorde. Quelques siècles plus tard, sous l’ancien régime, l’équité soulève de nombreuses controverses. À la suite de certaines pratiques des parlements, de nombreux textes expriment leur défiance à l’égard de cette notion.
L’ordonnance de Blois de mai 1579 ainsi qu’une ordonnance d’avril 1667, interdisent alors aux juges toute référence à l’équité dans leur décision.
Les parlements maintiennent cependant cette faculté d’invoquer l’équité, ce qui justifie l’adage « Dieu nous garde de l’équité des parlements »
Le recours à l’équité est même assimilé par d’Aguesseau, le juriste du siècle des Lumières, à un « dangereux instrument de la puissance du juge ».
Un autre courant souligne les attraits de la notion d’équité. Jean Bodin, jurisconsulte du XVIe siècle et contemporain de Montaigne affirme que « la loi sans l’équité est un corps sans âme ». Jean Domat, jurisconsulte du siècle suivant et auteur des Lois Civiles, écrit lui que « c’est la connaissance de l’équité et la vue générale de cet esprit des lois, qui est le premier fondement de l’usage et de l’interprétation particulière de toutes les règles »
En 1804, c’est le premier courant, celui qui se méfie de l’équité des juges, qui l’emporte chez les rédacteurs du Code civil. Ces derniers ne laissent qu’une place réduite à la notion : le mot équité n’est expressément prévu qu’à l’article 565 en matière d’accession immobilière, à l’article 1135 dans le domaine de l’exécution des contrats et à l’article 1854 en matière de société, ce dernier étant désormais abrogé.
Par la suite, quelques textes feront référence à l’équité : l’article 700 ou l’article 1474 du code de procédure civile prévoient par exemple que l’arbitre peut statuer comme amiable compositeur.
On trouvera également les traces de l’équité dans la possibilité pour le juge d’accorder des délais de grâce (article 1244-1 du Code civil) ou de réduire la clause pénale manifestement excessive (article 1152 du Code civil) mais dans ces textes, le mot équité n’est pas utilisé.
Le législateur français a toujours été très méfiant à l’égard de l’équité, considérée comme un facteur d’insécurité se heurtant à l’exigence de prévisibilité inhérente à la matière juridique.
D’autres pays l’ont pourtant admise.
En droit anglais, la référence à l’equity, puis ultérieurement à la natural justice, la new equity ou encore l’impartiality inspirent le juge pour atténuer la rigidité de la common law.
L’article 4 du code civil suisse autorise quant à lui le juge à appliquer « les règles de droit et de l’équité lorsque la loi réserve son pouvoir d’appréciation »
De l’autre côté des Alpes, l’article 1467 du code civil italien prévoit que la résolution d’un contrat peut être évitée en « offrant de modifier selon l’équité les termes du contrat ». L’article 6.258-1 du code civil néerlandais permet pour sa part au juge de « modifier les effets des contrats ou le résilier en tout ou partie en raison de circonstances imprévues d’une nature telle que d’après les critères de la raison et de l’équité, l’autre partie ne peut s’attendre au maintien intégral du contrat ».
De même, l’article 1434 du Code civil du Québec précise que les parties à un contrat sont tenues non seulement aux obligations exprimées, mais aussi à celles découlant de sa nature, suivant les usages et l’équité.
Enfin, le droit japonais admet l’équité qui intervient comme élément modérateur dans un litige et contribue à l’assouplissement de la règle de droit par le Juge.
La place de l’équité dans un système juridique dépend donc du rôle qu’on souhaite assigner au juge lors de l’application du droit.
Dans notre droit, l’équité ne peut être invoquée par le juge puisque parmi « les principes directeurs du procès », le code de procédure civile affirme solennellement dans son article 12 que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables »
Le juge ne peut donc qu’appliquer la règle de droit et ne peut l’écarter en invoquant l’équité, même si la règle est inéquitable à l’occasion de son application à un litige.
La Cour de cassation condamne ainsi de manière systématique les décisions des juges qui font une référence expresse à l’équité.
Illustration : un salarié, qui avait travaillé un jour férié, s’était vu attribuer par un Conseil des prud’hommes, sur le fondement de l’équité, un salaire majoré de 100 %. Cette décision a été cassée au motif qu’un salarié qui travaille un jour férié n’a droit, sauf dispositions conventionnelles ou contractuelles particulières, qu’à son salaire.
La Cour de cassation censure donc toute argumentation limitée à une « simple référence à l’équité » ou à la recherche d’une solution « équitable » et affirme qu’une référence à l’équité ne peut constituer une « source de droit ».
Cependant, et c’est là le paradoxe, l’équité est loin d’être absente des décisions rendues. Elle peut même jouer un rôle prépondérant dans le jugement.
“Et si les cas où le législateur permet au juge d’invoquer
l’équité sont rares, sa suggestion est parfois implicite”
« L’on avancera, sans trop d’audace, que tout jugement, même très motivé en droit, est d’abord un verdict d’équité », affirme l’illustre avocat Jean-Denis Bredin.
L’exactitude de cette affirmation suppose que soit précisée la position retenue par les juges en la matière, qu’elle soit officielle ou officieuse.
La présence de l’équité est acceptée par le législateur mais elle peut aussi être sollicitée par les parties.
Une présence acceptée
Lorsque le législateur prévoit une référence à l’équité, le juge bénéficie d’une base légale du jugement d’équité et sa mission se limite à une application de la règle autorisant le renvoi exprès à de telles considérations.
L’incertitude réside dans la solution finalement adoptée. Car ce qui est équitable pour un juge ne le sera pas forcément pour un autre et deux cas identiques sont susceptibles de recevoir des solutions différentes en fonction du sentiment personnel que le juge se fait de l’équité.
Et si les cas où le législateur permet au juge d’invoquer l’équité sont rares, sa suggestion est parfois implicite.
L’article 1152 du Code civil, en permettant la réduction de la clause pénale, manifestement excessive, invite le juge à faire preuve d’équité. Il en va de même pour le nouvel article 1171 du Code civil issu de la réforme du droit des contrats (ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016) qui prévoit que dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties est réputée non écrite. Le nouvel article 1195 du Code civil, issu de la même réforme, en admettant l’imprévision, octroie également au juge une marge de manœuvre qui laisse place à une certaine équité.
Cependant, dans ces textes, il est question de « déséquilibres significatifs » ou de circonstances imprévisibles rendant « l’exécution excessivement onéreuse pour une partie », ce qui limite largement les cas permettant au juge de modifier le contrat dans le sens de l’équité.
Une présence sollicitée
Par ailleurs, les parties peuvent parfois solliciter du juge pour qu’il statue conformément à l’équité.
Elles peuvent par exemple, aux termes de l’article 12 du code de procédure civile, demander au juge de statuer en qualité d’amiable compositeur.
Dans cette hypothèse, le juge, à la demande des parties, statue non pas en application des seules règles de droit mais aussi en équité.
Cela signifie que le juge peut statuer en se basant uniquement sur l’équité. Et s’il se réfère aux règles de droit, il aura l’obligation de vérifier que la solution résultant de leur application est conforme à l’équité. Dans le cas contraire, la décision est susceptible d’annulation.
La position officieuse des juges
La pratique démontre que, souvent, les magistrats, tout en respectant en apparence la primauté de la règle de droit, statuent en réalité en équité.
En principe, le raisonnement du juge suppose le respect d’un syllogisme qui impose de prendre en compte le texte applicable, puis, ensuite, de relever les faits, et enfin de prononcer une conclusion.
Or, la pratique révèle l’existence d’une inversion de ce syllogisme lorsque le juge considère que l’application stricte de la loi se révèle contraire à ce qu’il estime équitable. Il arrive en effet fréquemment que le juge prenne l’initiative de partir de la solution qui lui apparaît, de manière intuitive, comme juste et qu’il n’utilise le raisonnement syllogistique traditionnel que lors de la rédaction formelle et définitive de sa décision.
L’équité n’est pas expressément formulée mais elle est bien là car le juge, après avoir dans un premier temps pris une décision conforme à ce qu’il considère comme équitable, va retenir un fondement juridique pour respecter l’article 12 du code de procédure civile.
Le juge habille l’équité de son nécessaire vêtement juridique.
Et bon nombre de magistrats avouent que c’est d’abord l’équité qu’ils recherchent.
Après avoir entendu les avocats, ils se réunissent pour délibérer et chacun d’eux suggère la solution qui lui parait supportable par chacune des parties, la solution qui lui parait équitable. Ils recherchent d’abord cette solution équitable et ensuite, seulement, ils vérifient si elle est compatible avec les règles de droit.
L’on peut alors se demander : à quoi sert donc l’équité ?
Deux formes d’équité
Comme il est difficile de révéler une définition précise à l’équité, il est préférable d’en étudier les fonctions.
L’équité peut être correctrice ou supplétive.
L’équité correctrice est initialement envisagée par Aristote pour qui l’équité est justement un moyen de « redresser la loi où elle se trompe »
Il faut cependant bien se rendre compte que, dans notre droit, cette fonction reste très limitée si le législateur ne prévoit pas de référence à l’équité.
Ainsi, en matière contractuelle, les juges appliquent de manière rigoureuse l’article 1134 du Code civil (devenu l’article 1103 depuis l’ordonnance du 16 février 2016 portant réforme du droit des contrats), aux termes duquel les conventions font la loi des parties.
Dans son fameux arrêt canal de Craponne du 6 mars 1876, la Cour de cassation refuse la réévaluation d’une redevance fixée en 1560 : « dans aucun cas il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».
“Le contenu d’un contrat peut également être complété
par une décision judiciaire prononcée au nom de l’équité”
Même le nouvel article 1195 du Code Civil, introduit par l’ordonnance du 16 février 2016, et qui admet désormais que soit pris en compte le changement des circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat, demeure très restrictif dans son application.
En premier lieu, il n’est pas d’ordre public et rien n’interdit aux parties d’écarter l’imprévision ou de limiter les effets d’un changement de circonstance imprévisible.
En second lieu, même si l’imprévision n’est pas écartée contractuellement, son application est très limitée puisqu’il faut que le changement des circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rende l’exécution excessivement onéreuse pour une partie.
Le simple fait que la prestation soit plus chère que prévue ne suffit pas, quand bien même l’équité commanderait une révision du prix.
De même, lorsque le nouvel article 1171, également introduit par l’ordonnance du 16 février 2016, prévoit que dans un contrat d’adhésion, toute clause qui créée un déséquilibre entre les droits et obligations des parties est réputée non écrite, il faut que cette clause crée un déséquilibre significatif. Un simple déséquilibre qui, en équité, devrait conduire à un rééquilibrage, n’est donc pas suffisant.
Force est de constater que même dans un texte aussi récent et fondamental que celui de la réforme des contrats intervenue par ordonnance du 16 février 2016, le législateur n’a pas osé permettre au juge de statuer en équité sans apporter d’importantes limites.
L’équité supplétive vient, elle, compléter la règle de droit. L’article 700 du code de procédure civile autorise ainsi le juge à condamner la partie perdante d’un procès à payer à l’autre partie une indemnité correspondant aux frais non compris dans les dépens. L’objectif de cette disposition étant de lutter contre un déséquilibre économique entre les plaideurs, en conférant au juge la faculté d’apprécier le caractère inéquitable d’une situation, excessivement rigoureuse pour une partie.
Le contenu d’un contrat peut également être complété par une décision judiciaire prononcée au nom de l’équité.
L’intérêt de recourir à la notion n’est plus de corriger la rigueur d’une stipulation contractuelle mais de la compléter.
C’est en raison de la poursuite d’un tel objectif que le contrat peut être enrichi, les parties étant liées par ce qui a été stipulé, mais aussi par « toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature » (article 1135 du Code civil, devenu article 1194 depuis l’ordonnance du 16 février 2016).
C’est ce texte évoquant l’équité qui a conduit au développement de la très abondante jurisprudence sur l’obligation d’information, de conseil et de mise en garde dans les contrats, et au contrôle par le juge de l’abus dans la fixation d’un prix. Une jurisprudence qui a été largement consacrée par l’ordonnance du 16 février 2016.
En conclusion, si l’équité n’est pas source de droit, elle n’en est pas moins source d’inspiration pour le juge.