[ Secrets d’éloquence – Épisode 4/6 ]
“Tant qu’on est capable de
triompher par les mots… »
Artiste éclectique et électrique, aux confins du rap et de la poésie, Kery James monte sur les planches avec passion depuis l’automne 2017, pour y interpréter un texte puissant qu’il a lui-même écrit : À vif. Une pièce saisissante et poignante, sous forme de joute verbale, au cœur de laquelle il incarne un avocat fervent défenseur de l’État. Et fait montre de ses talents d’orateur.
Parole à la défense !
| propos recueillis par Victor MOLLET, Dircom ADEKWA Avocats |
Directeur de la Rédaction d’AUDIENCE
Quelle est votre définition de l’éloquence ?
K J : Je dirais que l’éloquence est la capacité à mettre des mots sur ses pensées, à exprimer ses idées, la capacité de convaincre. C’est également savoir exprimer beaucoup d’idées en peu de mots. D’après moi, l’un des signes qui permet de se dire qu’une personne est éloquente, c’est qu’elle nous donne envie de prendre la parole ou, à l’inverse, de se taire.
On peut ajouter qu’il faut être capable de distinguer l’éloquence de la véracité des propos tenus. Il y a des gens avec qui je suis en total désaccord sur le fond mais qui sont extrêmement éloquent et apte à faire passer des idées fausses pour des idées vraies. Je pense par exemple à Éric Zemmour.
Y-a-t-il selon vous un don inné ou des qualités requises spécifiques pour être éloquent ?
K J : L’éloquence, ça se travaille, comme tout dans la vie. Avant, je pensais réellement que cela était simplement un don inné. Ayant suivi de près l’aventure de l’éloquence, je sais aujourd’hui avec certitude que cela s’apprend. J’ai vu des candidats qui ont réellement progressé dans cet art oratoire. Je pense également à l’avocat Bertrand Périer qui explique qu’il était extrêmement timide plus jeune. Et pourtant, aujourd’hui, c’est une personne d’une très grande éloquence.
Cette éloquence est-elle indépendante du physique ?
K J : Oui, je pense que l’éloquence n’a rien à voir avec le physique. Après, est-ce qu’un physique particulier peu renforcer l’éloquence ? Certainement. Si l’on est éloquent, grand, beau, fort ça n’a peut-être pas la même répercussion que si l’on a un physique plus ingrat (rires) !
Quels sont selon vous les critères de réussite d’une intervention ?
K J : Pour moi, il s’agit d’une intervention où l’on a réussi à faire passer ses idées, sa pensée. Où l’on a été assez pertinent pour captiver le public, sans le lasser.
À l’heure où le politiquement correct tend à devenir omnipotent, peut-on selon vous encore “tout dire” ?
K J : Non, selon moi, on ne peut pas tout dire. C’est évident. Mais je ne ressens pas non plus l’envie ni le besoin qu’on puisse tout dire. Je pense qu’il est nécessaire qu’il y ait des limites à ce que l’on peut exprimer. Ce qui est gênant, c’est lorsqu’il y a deux poids deux mesures. Que l’on peut dire certaines choses et pas d’autres, alors que le raisonnement intellectuel nous montre que ces deux choses sont semblables et que l’on n’arrive pas à comprendre pourquoi on nous interdit d’en dire une et pas l’autre. C’est là que ça pose problème. Mais je trouve tout à fait naturel et normal qu’on ne puisse pas tout dire, pour ne pas blesser les gens.
Pour ne pas blesser, avez-vous recours à l’autocensure ?
K J : En tant qu’artiste, à partir du moment où je prends la parole, je sais évidement que j’ai une responsabilité. Donc, premièrement, je ne souhaite pas blesser les gens qui ne méritent pas d’être blessés. Deuxièmement, je parle aussi aux gens en fonction de ce que je pense qu’ils sont capables de comprendre. Je ne veux pas tenir des propos que certaines personnes pourraient mal interpréter, qui amèneraient potentiellement à des agissements qui pourraient leur être nuisibles ou nuisibles à la société. Une autre raison pour laquelle je fais attention et pour laquelle je ne dis pas tout, c’est que je représente aussi quelque chose aux yeux des gens. Autant ceux que je prétends défendre et représenter, autant la France qui nous est opposée. En tant que personne qui représente malgré lui un groupe, je suis obligé de faire attention aux propos que je tiens.
Quels sont les orateurs qui vous impressionnent ?
K J : Malcom X, pour son éloquence et son sens de la répartie. Le sens de la répartie est quelque chose qui m’impressionne énormément. Avoir cette capacité, dans un temps très limité, de donner la réponse qui convient et de faire face à un adversaire uniquement par l’usage de la parole.
“ Avoir le trac, c’est une forme de
modestie envers le public »
Et vous, comment en êtes-vous venu à aimer la parole et les mots ?
K J : L’amour des mots ? Je pense que c’est quelque chose qui fait partie de la nature d’une personne et qu’elle le cultive ou non par la suite. Comme quelqu’un qui aimerait les mathématiques. Mon père y est aussi pour beaucoup. Très jeune, il m’offrait des livres, des livres sur l’histoire d’Haïti, souvent des livres politiques. Mon père était quelqu’un qui parlait peu dans la vie quotidienne, comme moi d’ailleurs. Quand mon père voulait nous dire quelque chose d’important, il nous écrivait une lettre. Je pense que cela y est pour beaucoup dans mon amour des mots.
Laissez-vous une place à l’improvisation dans vos prises de parole ?
K J : Dans mes prises de parole, je laisse toujours place à l’improvisation. Mais je ne sais pas si je devrais en réalité. Quand on a préparé un schéma de pensée et que l’on a les mots clés à l’avance, c’est toujours plus facile de s’exprimer et d’être impactant. C’est par paresse que je ne le fais pas, mais je devrais et recommande à chacun de préparer ses interventions.
Avez-vous le trac ou manifestez-vous du stress avant de monter sur scène ?
K J : Oui, j’ai toujours le trac avant de monter sur scène ou avant de faire une intervention. Pour ce qui est de monter sur scène, j’estime qu’avoir le trac, c’est une forme de modestie envers le public. Cela prouve que l’on ne considère pas que tout est acquis. Le jour où je n’aurais plus de trac, je ne sais pas si j’aurais encore de bonnes raisons de monter sur scène. On a le trac parce que l’on n’est jamais certain que le public va être satisfait de notre prestation et c’est cela qui nous pousse à performer. Je suis très dubitatif envers les artistes qui ne ressentent pas ce trac. Ça fait partie de l’artiste d’avoir le trac. Monter sur scène, c’est se mettre en danger.
À l’automne 2017, vous écrivez À vif, dialogue enflammé qui accouche d’une brillante pièce de théâtre, en forme de joute oratoire, au cœur de laquelle deux avocats, voix de deux France opposées, s’écharpent et s’affrontent. Racontez-nous ce projet…
K J : Le projet À vif est né d’un scénario de long métrage que j’ai écrit et qui est toujours en cours de financement. En France, il est encore difficile de financer un film avec des acteurs noirs ou arabes dans les rôles principaux lorsqu’on refuse de les enfermer dans des clichés. Le problème ne vient pas vraiment des producteurs de cinéma, mais des chaînes de télé sans lesquelles il est plus complexe de monter un film.
Ce scénario raconte l’histoire de trois frères. Le plus âgé est aux portes du banditisme, le second, Soulaymaan Traoré, est élève-avocat et le troisième, le petit frère, est à la croisée des chemins. Il est tout l’enjeu du film ! Soulaymaan souhaite l’empêcher d’emprunter le même chemin que son frère ainé. Soulaymaan, le personnage que j’interprète sur scène, passe le concours de la petite conférence. Il se retrouve en finale face à son rival, Yann Jaraudière. Les deux hommes doivent alors débattre sur la question “L’État est-il le seul responsable de la situation actuelle des banlieues ?”.
J’avais écrit de longues plaidoiries qui ne rentraient pas dans un long métrage. J’ai donc décidé d’en faire une pièce de théâtre. Et il se trouve que la pièce a existé avant le film !
Avocat : c’est un rôle qui vous plait ?
K J : J’ai toujours perçu l’avocat comme un défenseur. Il est censé être celui qui prend la défense. Normalement, prendre la défense des gens implique que les gens dont on prend la défense, aient été lésés. Cela devrait donc être quelque chose de noble. Malheureusement, comme dans toute profession, tous les avocats ne font pas honneur à ce qui devrait être une vocation. Journaliste et avocat : cela fait partie des deux métiers que j’aurais pu faire. Dans mes textes, je décris une certaine réalité, comme devrait le faire un journaliste. J’ai défendu, en tout cas il me semble, les “sans voix”.
N’ayant jamais vraiment appris à parler à l’école, les Français sont souvent tancés pour leur incapacité à s’exprimer en public avec aisance. Notre système éducatif est-il à revoir ?
K J : Ce n’est pas quelque chose qu’on nous apprend à l’école, mais je pense que c’est quelque chose d’assez important, notamment dans les quartiers difficiles. C’est une chose qui devrait être mise en avant et travaillée. Car quand on est capable de s’exprimer, cela retarde toujours le moment où l’on risque de céder à la violence. Tant qu’on est capable de triompher par les mots, on n’a pas encore de raison d’utiliser la violence. C’est important pour la confiance en soi et l’épanouissement.
Pour conclure, si vous deviez distiller une bonne parole, quelle serait-elle ?
K J : Une bonne parole serait une parole qui éduque, qui permet de s’améliorer et d’émouvoir, une parole vraie. Une parole qui éveille.
ADEKWA Avocats
Cabinet d’avocats
Lille – Douai – Valenciennes – Bordeaux