[ Coups de Cœur – Épisode 6/15 ]
UNE PAUSE AU BORD DU CHEMIN
Jean Ziegler, 84 ans, a été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation entre 2000 et 2008. Il est aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme et notamment auteur des livres Chemins d’espérance (Seuil, 2016), d’où cette tribune en est extraite, et Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (Seuil, 2018).
Comme la plupart des hommes et des femmes, je suis habité par la terreur de la mort et ses vertiges récurrents. La mort m’obsède comme elle obsède probablement des milliards d’êtres humains dans toutes les cultures du monde. Surtout quand ils atteignent l’âge avancé qui est aujourd’hui le mien. « Chaque mort est un assassinat », dit fortement Jean-Paul Sartre.
Mon corps va naturellement vers la mort. La structure cellulaire d’un homme se renouvelle normalement tous les sept ans. Avec le vieillissement, ce renouvellement ralentit. Un jour, il s’arrête tout à fait. La conscience, elle, a un destin totalement différent. Elle agit d’une façon cumulative. Ses contenus se démultiplient, s’accumulent, s’enrichissent sans cesse. Elle est inscrite dans l’infini. Je peux notamment penser l’histoire longue, qui dépasse ma propre finitude.
L’homme porte en lui la pensée pour l’éternité. Il veut vivre, non pas mourir. Pour se concrétiser dans mes pensées, mes paroles et mes actes, ma conscience a besoin d’un support, d’un substrat physiologique, d’un corps, de sens, d’un système nerveux. Personne ne peut “se préparer” à la mort. On peut, certes, apprivoiser la bête, mais pas davantage. Alors, autant produire chaque jour un maximum de sens, en pensées, en paroles et en actes, afin qu’au moment de la mort, la conscience puisse opposer au néant le plus de sens possible. Aucune mort n’est “naturelle”, Sartre a raison. Toute mort est assassinat, arrachement, coupure.
J’habite avec ma femme Erica un petit village de vignerons situé sur une moraine ensoleillée à l’extrême ouest de la République et canton de Genêve, là où la Suisse s’arrête. Chaque jour, en toutes saisons, quand je me réveille, lorsque j’aperçois le soleil se lever au-dessus du massif du Mont-Blanc et de ses cimes scintillantes, un profond sentiment de reconnaissance m’inonde. Pour cette existence qui m’a préservé jusqu’ici de la maladie, de la haine, de la solitude, de la misère et de l’humiliation. Comment vais-je mourir ? Quand et sous quel ciel, misérable et seul ou dans les bras d’un être aimé, vais-je rendre mon dernier souffle ? Personne ne sait ni le lieu ni l’heure de la catastrophe. Seule certitude pour l’instant : je suis en vie, très provisoirement certes, mais je vis, je respire, je m’émerveille.
Je me souviens avec précision de ce jour de mes quinze ans, quand, au bord de la tombe d’un camarade de collège, j’ai découvert ma finitude. Mais aussi le miracle que constitue le retour de chaque matin. Depuis lors, la panique du temps qui passe m’habite. Aucun instant vécu ne revient plus jamais. L’expérience du temps fracturé investit chaque moment de notre existence d’une majesté et d’une valeur inestimable.
C’est la mort qui donne la vie. Car la mort m’impose la conscience de la finitude de mon existence. Elle confère à chacun de mes actes une incomparable dignité, et à chaque instant qui passe son unicité. Dans la durée floue, elle me singularise. Sans elle, je ne serais, au sens précis du terme, personne.
Je vis au jour le jour. Rempli de gratitude, mêlée d’angoisses. Pour moi et pour les miens. Je ne suis évidemment pas un “savant prophète”. Tout juste un petit-bourgeois genevois, un intellectuel blanc, épargné jusqu’à présent par les horreurs ravageant notre planète, vivant en liberté et heureux au sein d’une famille aimante. Et rendre compte de mes combats me donne l’illusion de produire du sens et de lutter contre la mort.
Nous ne sommes pas nés par hasard et l’horizon de notre histoire est le bonheur de tous.
Tribune issue du dernier numéro de notre magazine AUDIENCE
ADEKWA Avocats
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