En février dernier, tout le monde a pu voir une juge, pieds dans la boue, entourée de caméras, arpenter la « jungle » de Calais, avant de décider s’il fallait faire évacuer la partie sud de ladite jungle. Pendant 24 heures, tous étaient suspendus à la décision de « la juge », devenue le centre de l’attention médiatique avant de retourner à ses autres activités de magistrat administratif. Car cette focalisation sur un fait d’actualité ne doit pas faire oublier le rôle plus large des juges administratifs.
| par Martine CLIQUENNOIS, Avocat Associée |
Le droit français a ceci de particulier qu’il connaît la dualité des ordres juridictionnels. En France, la justice est en effet rendue par deux ordres, deux ensembles de juridictions, avec, au sommet, la Cour de cassation pour l’un, et le Conseil d’État pour l’autre.
Le poids de l’histoire
Cet état du droit s’est constitué progressivement, d’abord en réaction contre les pouvoirs exorbitants des tribunaux de l’ancien régime, ce qui a amené les monarques à tenir des lits de justice et à limiter les pouvoirs des juges, puis entraîné les Constituants, après la Révolution de 1789, à ériger le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, interdisant aux juges de connaître des affaires de l’administration (loi des 16 et 24 août 1790 et décret 16 fructidor an III).
Des juridictions furent ensuite créées, souvent sur les décombres d’anciens organes de conseil et furent surtout dotées de pouvoirs qui les firent progressivement devenir des juges à part entière. Le Conseil d’État en fut la pièce maîtresse. Créé par la constitution de l’an VIII (1800) pour éclairer l’œuvre législative de l’empereur Napoléon 1er, il est devenu au fil des ans un juge à part entière, rédigeant non plus seulement des avis mais des arrêts (1821). Puis, pouvant être saisi directement par un citoyen venant se plaindre de l’attitude de telle ou telle administration à son égard (loi 24 mai 1872, arrêt « Cadot » 1889), il a développé un droit spécifique, le droit administratif, dans la foulée d’une décision fondatrice du Tribunal des conflits, la célèbre décision « Blanco » de 1873.
Avec le développement de la matière administrative, le Conseil d’État ne suffisait bientôt plus. Il a fallu créer d’autres juridictions administratives de droit commun, pour aboutir au schéma actuel.
L’organisation des juridictions administratives
Si le grand public connaît très bien les juridictions judiciaires sous leur forme pénale (cour d’assises, tribunal correctionnel, tribunal de police), et connaît, à un degré moindre, les juridictions spécialisées (juge des affaires familiales, conseil des prud’hommes, tribunaux de commerce…), les juridictions judiciaires relevant de la matière civile (tribunaux d’Instance, de grande instance, cour d’appel), et les juridictions administratives lui sont quasi étrangères.
En première instance, ce sont les tribunaux administratifs (TA), au nombre de quarante-deux, qui couvrent un ressort géographique qui englobe peu ou prou le territoire des anciennes régions. Par exemple la région élargie Nord-Pas-de-Calais-Picardie (ou Hauts-de-France, selon la mode en vigueur) connaît le tribunal administratif de Lille, et le tribunal administratif d’Amiens. En appel, ce sont les huits cours administratives d’appel (CAA) qui peuvent rejuger une seconde fois les affaires jugées par les TA.
S’ouvre ensuite la possibilité pour les parties d’intenter un pourvoi en cassation, comme c’est le cas en matière judiciaire devant la cour de cassation, mais ici le pourvoi en cassation doit être porté devant le Conseil d’État. Le pourvoi en cassation n’est certes pas systématique, puisqu’il suppose d’invoquer uniquement des arguments de droit, et ne donne pas lieu à un réexamen des faits par le Conseil d’État, sauf exception.
Les magistrats administratifs ne sont pas issus, et c’est là une différence notable, de l’École de la magistrature de Bordeaux. Ayant eu pour la plupart un cursus plus orienté vers le droit public, ils sont issus pour une part de l’École nationale d’administration, et pour une autre part, de concours spécifiques organisés régulièrement sous le contrôle du Conseil d’État pour intégrer le corps des conseillers de TA et CAA.
Des cas concrets
Et nombre d’affaires qui concernent la vie quotidienne peuvent relever de la compétence de ces juges…
Vous obtenez un permis de construire ? Votre voisin n’est pas satisfait ? Il peut attaquer le permis délivré par le maire de votre commune devant le TA. Le même maire vous refuse un permis ? C’est vous qui allez attaquer le refus devant le TA.
Vous êtes une association et le préfet vous refuse une subvention ? Vous pouvez contester la décision du préfet.
Vous êtes une entreprise, la commune vous vend un terrain à prix réduit pour implanter vos locaux et créer de l’emploi, c’est le préfet qui peut attaquer la délibération de la commune.
Vous êtes agent territorial, votre employeur le conseil départemental estime que vous avez commis une faute et vous inflige une sanction disciplinaire ? Vous la contestez.
Vous êtes agent communal et ressentez du mal-être au travail ? Vous allez demander la protection de votre administration. Elle vous la refuse ? Vous contestez.
Vous êtes une entreprise artisanale et avez candidaté à un marché public, votre offre a été rejetée, vous considérez ce rejet comme illégal ? Vous saisissez le TA.
Vous êtes une collectivité territoriale et avez confié à une grande entreprise un marché ou une délégation de service public pour exploiter le transport d’une agglomération, ou distribuer l’eau potable, un litige s’élève sur des questions financières ou techniques entre les parties ? Le juge administratif sera saisi.
Voici quelques exemples, non exhaustifs, de la variété du contentieux devant les juridictions administratives, sans compter les grands contentieux en volume que représentent le droit des étrangers, le droit fiscal, le droit de l’environnement, le droit du domaine public et des opérations d’aménagement… Enfin, certains cas sont parfois portés par les médias : interdiction des spectacles de Dieudonné, application de la loi Léonetti pour un malade en état de coma dépassé, sanctions de la CNIL contre Google, responsabilité d’un centre hospitalier à l’occasion d’une intervention chirurgicale, redevances des opérateurs de téléphonie mobile, VTC/Taxis, accession d’un club de football à la Ligue 2… C’est pourquoi le volume d’activité de ces juridictions ne cesse d’augmenter : +11.3 % d’affaires enregistrées en 2014 par rapport à 2013 devant les TA ; + 3,4% devant les CAA ; + 30 % au Conseil d’État.
Et le recours au juge administratif en cas d’urgence est de plus en plus fréquent. Il faut rappeler que les procédures de référés liées à l’urgence sont devenues très habituelles : pour faire suspendre l’exécution d’une décision de l’administration (c’est le cas du référé évoqué ci-dessus lié à la jungle de Calais, demande de suspension d’un arrêté préfectoral) ; pour ordonner à l’administration de faire cesser une atteinte grave et immédiate à une liberté fondamentale ; pour ordonner à l’administration toutes « mesures utiles » (la formule est large), pour éviter par exemple la dégradation d’un immeuble. En matière de contrats publics, il est même possible d’obtenir l’annulation d’une procédure de mise en concurrence avant même la signature du marché (référé précontractuel), ou de demander la suspension de l’exécution du contrat, ce qui équivaut au gel de la situation avant toute évolution irrémédiable.
Enfin, les délais moyens de jugement des affaires, tous contentieux confondus, ne cessent de diminuer : le délai prévisible moyen de jugement est de dix mois et un jour pour les TA, onze mois et un jour pour les CAA, et huit mois pour le Conseil d’État. Qui a dit que le juge administratif n’avait pas la culture de l’urgence ?
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