[ Coups de Gueule – Épisode 3/20 ]
LES TROIS OFFENSIVES
DE L’ESPRIT DE SÉRIEUX
Didier Pourquery est journaliste (Libération, Le Monde) et homme de presse écrite (Sciences & Vie Économie, La Tribune, L’Expansion). Il est aujourd’hui directeur de la rédaction de The Conversation et est notamment l’auteur d’En finir avec l’ironie ? (Robert Laffont, 2018).
« Tu plaisantes ? Tu n’es pas sérieux, là, j’espère ? ». En fait, oui, j’étais sérieux. Mon ironie posait de simples questions. Mais contrairement à mon interlocuteur, je ne me prenais pas au sérieux. Les temps sont durs pour l’ironiste. L’esprit de sérieux envahit l’espace public ; la liberté d’expression recule. Écoutez les discussions. Au quotidien voilà le retour du très soixante-huitard « Ah non, tu ne peux pas dire ça »…et sa variante des plateaux télé : « non, je ne peux pas vous laisser dire ça ». On pourrait converser, échanger, mais non ; il faut, dans l’arsenal rhétorique contemporain, que l’on intime à l’autre de se taire, lui signifier qu’il pense – et dit – mal.
Que s’est-t-il passé pour qu’on ne puisse plus, sans heurter les “sérieux”, faire vibrer la bonne vieille ironie de Socrate, Kierkegard et Jankelevitch, ni le second degré dont Montesquieu, Swift ou Alphonse Allais usaient en virtuoses ? Sous trois formes, en trois assauts successifs, l’esprit de sérieux a gagné un terrain considérable.
Le cynisme a lancé la première offensive dans les années 1980-90, à la fin de la double illusion de la croissance et des idéologies. Tout se vaut (et ne vaut rien), seul l’individu entrepreneur, gagneur, a du sens. On ne parle pas ici du cynisme de Diogène, mais de celui disséqué en 1987 par Peter Sloterdjik dans Critique de la raison cynique. Le cynique ne se soucie que de lui et de sa quête de prééminence. Le cynisme affairiste des Tapie et Jean-Marie Messier a dévalorisé le discours. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient,… Le sourire sarcastico-agressif (“Ardissonien”) a détrôné alors l’ironie légère et l’esprit français.
Puis la gravité du temps a lancé la deuxième offensive. La tragédie du 11 septembre 2001 a conduit nombre de bonne âmes (et grands éditorialistes) à décréter outre-Atlantique Irony is dead. Cri du cœur et soulagement : on allait enfin pouvoir parler sérieusement, installer partout ce qu’on appelle, un peu vite, le “politiquement correct”. Dans cette ère nouvelle, où nous sommes désormais, tout peut “offenser”. Offenser qui ? D’abord ces jeunes que les Britanniques nomment snowflake generation. Couvés par des parents leur répétant « tu es spécial, unique » (comme un flocon de neige) ils ne supportent d’autres opinions que la leur. De même pour les idéologues, les extrémistes du genre, de la différence, du communautarisme. Pour ces ennemis de l’ironie, les mots ont un sens et un seul. On ne peut ni jouer avec… ni poser de questions. Socrate, tu plaisantes, là, j’espère…
Et la troisième offensive alors ? Nous la vivons aujourd’hui. Dans son discours du Louvre, Emmanuel Macron a déclaré solennellement : « nous ne céderons rien au mensonge, nous ne céderons même rien à l’ironie ». On le comprend : dans sa quête de légitimité et sa volonté de reconstruire un pouvoir quasi monarchique, le jeune prince refuse toute remise en cause. Pas question de poser des questions (cf sa haine des journalistes) ! Il a les réponses avant qu’on l’interroge. Il sait où il va – puisque c’était son programme qu’il est interdit de discuter. Il s’appuie sur un vocabulaire parfaitement creux où chaque mot-programme peut être retourné en tout sens. Est-ce du cynisme ? Sans doute. Le prince s’est nourri des deux offensives précédentes. Du cynisme il a pris le machiavélisme bien compris. Du politiquement correct, il a endossé les habits de vérité. Sans opposition autre que caricaturale et vaine, il décide seul du récit et des mots que ce récit doit utiliser.
Face à ces trois offensives, on le comprend, il est urgent de défendre l’ironie, l’esprit français qui nous vient à la fois des lumières mais aussi du plus profond de notre génie populaire. « Tu ne peux pas dire ça ! ». Eh bien, oui, je le dis… et le répète, même. C’est ma liberté et j’en jouis à fond. Ne vous déplaise.
Tribune issue du dernier numéro de notre magazine AUDIENCE
ADEKWA Avocats
Cabinet d’avocats
Lille – Douai – Valenciennes – Bordeaux