Coup de gueule x Didier RAOULT

[ Coups de Gueule   –   Épisode 2/20 ]

 

 

 

L’ÉCART CROISSANT DU MONDE DIGITAL ET DU MONDE PHYSICO-CHIMIQUE

 

ADEKWA Avocats Lille - Didier RAOULT

 

Didier Raoult est chercheur biologiste, professeur de microbiologie et chroniqueur, spécialisé en maladies infectieuses. Il a découvert, avec ses équipes, plus de soixante nouveaux virus.

 

 

Dans notre monde en général, mais dans le monde de la santé en particulier, celui que je connais le mieux, l’écart entre la circulation de l’information digitale et la perception physico-chimique qu’en ont les praticiens va grandissant. Deux “réalités” coexistent. D’une manière quasi-prophétique, Baudrillard, dans Simulacres et simulations (dont une des interprétations fut le film Matrix) prédisait que le monde digital qu’il appelait « l’hyperréalité » finirait par être complètement déconnecté du monde physico-chimique et biologique et cessait d’être une distorsion de ce monde pour avoir une autonomie propre. On passe de “la carte n’est pas le territoire” où Korzybski constate que la représentation n’est pas l’objet, à “la carte” n’a rien à voir avec le territoire.

 

Dans le monde des maladies infectieuses, en France, en métropole, toutes les informations majeures concernant les pathologies infectieuses ou épidémiques sont complètement déconnectées de la réalité observable. Il n’y a eu aucun cas mortel de maladie de chikungunya ni de Zika, il y a eu un cas importé d’Ebola, un cas importé de coronavirus du Proche-Orient, aucun cas de grippe aviaire, un cas de syndrome aigu respiratoire, ce qui représente, pour toutes les alertes que nous avons depuis dix ans, moins de trois morts. Ces alertes ont fini par prendre une amplification tellement extravagante que l’OMS, les gouvernements successifs, ont couvert les aéroports, les cabinets et nos ordinateurs de recommandations concernant ces maladies dont nous avons quasiment aucune chance de les observer. En revanche, les maladies les plus fréquentes et les plus graves sont totalement ignorées, par exemple, Clostridium difficile qui tue au moins 2 500 personnes par an en France est ignoré alors qu’il existe des stratégies pour s’en protéger (éviction de certains antibiotiques après 65 ans). De la même manière, pour les hépatites, actuellement, on estime qu’il y a 47 000 cas par an d’hépatite E avec entre vingt et trente morts. Cette maladie est quasiment ignorée, transmise par les saucisses au foie de porc (figatelli, saucisse de Toulouse) et le contact avec le sang des sangliers, aucune campagne de prévention réellement active n’a été mise en place, et le virus n’est pas détecté dans les produits de transfusion sanguine. En revanche, on semble obsédé par l’hépatite B qui a été un problème et qui ne l’est plus ici. Il y a peut-être 200 cas par an actuellement d’hépatite B car la couverture vaccinale est élevée, à 88%. En revanche, l’hépatite A cause plusieurs milliers de cas en France et au moins trente morts. Il n’y a pas actuellement de stratégie vaccinale générale mise en place, au contraire, on s’est retrouvés en rupture de stock récemment. Là encore, la discordance entre le besoin impératif de surenchérir sur la vaccination contre l’hépatite B qui est en voie de disparition mais qui fait l’objet d’un nombre de citations sur Google considérable, à côté des autres qui sont ignorés, et ne font pas l’objet de campagnes spécifiques.

 

Dans mon monde, et j’imagine qu’il en est de même pour les autres, la déconnection de plus en plus grande entre la circulation digitale sur les réseaux sociaux, internet, Facebook et notre réalité finit par avoir plus d’influence sur les décideurs. Si l’on ajoute que le traitement des big data, par des méthodes de plus en plus complexes, sur des données digitales dont la saisie initiale est extrêmement mauvaise (les déclarations obligatoires, les déclarations de pathologie au sortir de l’hôpital, ou les déclarations de décès) amène à des spéculations qui ne se retrouvent pas quand on observe les patients. La proportion d’épidémies exclusivement digitales va aller en augmentant sans que l’on sache comment il est possible de l’empêcher car, dès qu’une telle épidémie se fait jour, des experts se déclarent et seront consultés à propos de ce phénomène. Leur intérêt majeur sera de valider l’idée que cette épidémie existe ou qu’elle va bientôt exister. Notre monde ressemble de plus en plus à un livre de Philip K. Dick, l’un des plus célèbres auteurs de science-fiction, avec des mondes parallèles, dont chacun existe dans sa propre nature, mais dont la relation est de plus en plus ténue.

 

 

 

Tribune issue du dernier numéro de notre magazine AUDIENCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Cabinet d’avocats

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