“UN ÉTAT D’EXCEPTION
DOIT PRÉCISÉMENT ÊTRE
CARACTÉRISÉ PAR SA NATURE
EXCEPTIONNELLE ET TEMPORAIRE »
Le Défenseur des droits est une institution de l’État totalement indépendante, instituée en 2011. Quelles en sont les missions et prérogatives ?
La révision constitutionnelle de juillet 2008 et la loi organique du 29 mars 2011 ont défini cette structure nouvelle et totalement inédite dans le champ institutionnel. Quatre missions essentielles lui sont attribuées : la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité, la défense des droits de l’enfant, la médiation entre l’administration et ses usagers, enfin le contrôle de la déontologie des professionnels de la sécurité.
Quelles sont vos capacités d’action et d’intervention ?
Notre travail est organisé autour de deux axes, la protection et la promotion. Chaque année, au titre de notre activité de protection, nous accueillons plus de 120 000 demandes de nos concitoyens en proie à une difficulté. Près de 40 000 dossiers sont réorientés vers des services ou instances compétents. Nous traitons donc sur le fond 80 000 dossiers, dont 40% porte sur des problématiques liées aux droits sociaux. Nos interventions sont de nature très diverses : cela va des grands-parents qui nous saisissent car ils ne peuvent plus voir leurs petits enfants, au salarié discriminé dans son emploi en raison de son origine ou de son engagement syndical, d’une famille désemparée après la suspension d’une prestation sociale à un manifestant qui estime avoir fait l’objet d’un contrôle d’identité « musclé ». Pour régler l’ensemble de ces dossiers, l’institution s’appuie sur le savoir-faire de 200 juristes au siège parisien et de plus de 400 délégués, tous bénévoles et répartis dans plus de 600 points d’accueil sur le territoire qui tiennent des permanences une à deux fois par semaine et reçoivent le public.
D’autre part, au titre de notre activité de promotion de l’égalité, nous développons des relations avec nombre d’acteurs de la société, associations, collectivités territoriales pour porter des messages et des actions en faveur de l’accès aux droits et de la défense des libertés fondamentales. Nous développons également un travail conséquent de proposition de réformes réglementaires ou législatives en formulant des avis au Parlement et au gouvernement : au cours de ces derniers mois, nous sommes ainsi intervenus avec force sur les textes de révision constitutionnelle ou au cours de la discussion de la loi sur le renseignement, afin de faire valoir notre préoccupation de ne pas voir affaiblir notre état de droit en matière de libertés publiques.
Dans quels cas de figure peut-on saisir le Défenseur des droits ?
La réponse est simple : quiconque demeurant sur le territoire français et s’estimant léser dans l’accès ou l’exercice de ses droits fondamentaux peut nous saisir. Pour ce faire, il suffit soit de contacter un de nos délégués territoriaux, soit de renseigner un formulaire disponible sur notre site (www.defenseurdesdroits.fr), soit enfin de nous envoyer un courrier (7 rue Saint Florentin, 75409 Paris Cedex 08), ou nous appeler au 09 69 39 00 00.
« FAVORISER SANS RELÂCHE
L’ACCÈS AU DROIT »
Vous avez personnellement remis, à la mi-février, votre rapport annuel au président de la République. Quelles en sont les grandes lignes ?
Mon souci est constant depuis ma prise de fonction au cours de l’été 2014 : favoriser sans relâche l’accès aux droits, dans un souci de défense de l’égalité et
de respect des libertés fondamentales. C’est au fond la grille de lecture qui préside à mon action depuis près de deux ans quels que soient les domaines traités par le Défenseur des droits. Il s’agit là du socle de nos principes républicains, un socle qui n’est pas négociable ou aménageable au gré des circonstances. J’ai, par exemple, insisté auprès du Président de la République sur la « fracture numérique », c’est-à-dire les difficultés qu’éprouvent beaucoup d’usagers devant la numérisation croissante des formalités administratives.
À la suite de la prolongation de l’État d’urgence, vous avez lancé un espace dédié au sujet sur votre site. En quoi consiste-t-il et quelle en est l’ambition ?
Mon objectif n’est bien évidemment pas de juger de l’opportunité politique de l’état d’urgence. En revanche, il m’appartient, au titre des prérogatives que m’a confié la loi organique de veiller à ce que les exigences légitimes de la sécurité demeurent équilibrées avec le respect des libertés et des droits fondamentaux. Dès la mise en place de l’état d’urgence, j’ai donc proposé de transmettre aux commissions compétentes dans chacune des assemblées, les cas dont nous avions été saisis à la faveur de la mise en oeuvre de l’état d’urgence et qui sont à l’instruction dans nos services. Nous avons été alertés à plusieurs dizaines de reprises sur des perquisitions, des contrôles d’identité ou encore des assignations à résidence où, manifestement, les droits fondamentaux n’ont pas été respectés.
J’illustrerai mon propos par un seul exemple, tout à fait frappant : certaines perquisitions se sont déroulées au petit matin, dans des conditions très brutales, en présence d’enfants, parfois très jeunes. On mesure le choc, voire le traumatisme qu’ils ont eu à subir. Mon rôle, en tant que Défenseur des droits est de rappeler qu’il existe des dispositifs législatifs et réglementaires, de nature à protéger les enfants en de telles circonstances.
Quel est justement votre point de vue sur cet état d’exception ?
Mon point de vue peut être résumé d’une phrase : un état d’exception doit précisément être caractérisé par sa nature exceptionnelle et temporaire. J’ai dit publiquement, dès le 23 décembre, ma crainte de voir s’instaurer, à force de glissements juridiques successifs, un état d’exception permanent qui affaiblirait durablement l’état de droit. Sur ce point, ma vigilance s’exerce inlassablement.
Quelle est votre position sur le lancinant débat concernant la déchéance de nationalité, dont les citoyens ont peine à comprendre l’insistance médiatico- politique ?
Je me suis, sur ce point également, exprimé à de nombreuses reprises pour faire valoir des points de droits et de défense de l’égalité. Il n’est pas possible, de mon point de vue de Défenseur des droits, de créer ce que j’appellerai une « citoyenneté à deux vitesses ». Il ne peut y avoir, dans notre pays, les binationaux d’un côté, susceptibles d’être déchus de leur nationalité et d’autres citoyens, préservés de cette éventualité. J’ai également alerté sur les dangers de créer des apatrides, au mépris de toutes les règles de droit international et en particulier de la Convention de 1961. Ces dispositions heurtent simplement de front les principes fondamentaux de la République.
« L’ANNÉE 2015, MARQUÉE
PAR DEUX ÉPISODES TERRORISTES,
A ÉTÉ UN TRAUMATISME
POUR CHACUN »
À votre demande, la Défenseure des enfants Geneviève Avenard s’est rendue dans ce que la presse a communément appelé la « jungle » de Calais. Quel est votre constat et votre analyse sur ce dossier ?
Je veux d’abord réfuter ce terme de « jungle », que je trouve ambigu et mal venu. Je préfère employer le nom de « camp de la lande » qui est en réalité un bidonville. Nous avons souhaité, avec Geneviève Avenard établir un bilan de la situation des mineurs, présents à Calais. Geneviève Avenard a été particulièrement frappée par l’absence d’informations précises dont nous disposons sur le nombre, l’identité et la prise en charge de ces enfants. Ce que nous voulons, c’est que les principes de la Convention internationale des droits de l’enfant, soient appliqués strictement. Pour certains d’entre eux – sans doute plus de 300 en février dernier – les enfants sont seuls, sans aucun parent ni adulte référent. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’adolescents, livrés à eux-mêmes et qui ne bénéficient d’aucune aide. Ce sont des invisibles. Notre combat commun veut que ces mineurs isolés soient pris en charge, protégés et sécurisés et puissent bénéficier de ce à quoi ils ont droit en matière de santé, d’éducation ou d’hébergement (c’est une obligation légale de l’Etat).
Vous avez récemment dénoncé un recul de nos libertés. Tendons-nous, selon vous, vers une société dans laquelle nos droits s’amenuiseraient ? Comment se caractérise ce recul ?
L’année 2015, marquée par deux épisodes terroristes, a été un traumatisme pour chacun individuellement et pour notre société dans son ensemble. Je comprends le besoin de sécurité de nos concitoyens. Je partage la préoccupation des Pouvoirs publics d’assurer à tous un cadre de vie sécurisant et protecteur. Mais nous ne pouvons, sur la base de cette analyse entrer, pour reprendre une expression que j’ai déjà utilisée, dans « l’ère des suspects ». Amoindrir notre état de droit, affaiblir nos libertés ou en faire un enjeu de second rang serait donner raison aux terroristes dont l’unique objectif est de détruire les valeurs du vivre-ensemble, de tolérance et de liberté qui sont l’ADN de notre société.
Vous avez successivement été Député de Paris, Ministre de la Culture et de la Francophonie, Garde des Sceaux puis Député européen. Que retirez-vous de ce parcours politique ?
Je crois que ma vie publique a toujours été guidée par le souci de servir les principes auxquels je crois : l’égalité et la justice.
Vous êtes le Défenseur des droits jusqu’en 2020. Quels seront, pour les quatre années à venir, les axes prioritaires ou les objectifs essentiels de votre mission ?
Accès aux droits, accès aux droits, accès aux droits. Je le martèle sans relâche : c’est la quintessence de mon action en tant que Défenseur des droits. Cette formule est à elle seule un programme d’action auquel je m’efforce de donner réalité.
Avez-vous un vœu pour la seconde moitié d’année 2016 ?
Réussir, dans des conditions harmonieuses pour tous, le déménagement du Défenseur des droits dans ses nouveaux locaux, place de Fontenoy. Ce n’est pas un mince défi car rien ne doit entraver la bonne marche de nos services.
Propos recueillis par Ghislain Hanicotte, Avocat Associé