Quelle liberté d’expression sur le lieu de travail ? (par Eva Gruart, ADEKWA Avocats Lille)

 

 

Quel salarié n’a jamais rêvé de dire ses quatre vérités à son patron ? Quel autre n’a jamais imaginé dire à son supérieur tout le mal qu’il pensait de lui ou de son entreprise ? Certains salariés se sont ravisés et ont choisi de ne pas courir droit à leur perte et, par là même, à leur licenciement.  D’autres, en revanche, ont décidé de franchir le Rubicon. Ils auraient mieux fait de se taire…

 

 

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|  par Eva GRUART, Avocat  |

 

 

La liberté d’expression, c’est d’abord l’article 10 de notre Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». 

C’est également l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». C’est aussi l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques1. Et c’est enfin l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme2.
En d’autres termes, la liberté d’expression est un droit fondamental dont la seule limite est l’abus. Et il en va de même sur le lieu de travail. Les salariés bénéficient d’un droit à « l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail »3 qu’ils peuvent exprimer à l’occasion de réunions collectives strictement encadrées par les textes.

 

Les opinions alors émises ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement. Mais il s’agit là simplement d’un « droit d’expression », qui se distingue de la liberté d’expression, laquelle par définition s’exerce à tout moment et en tout lieu.
À ce sujet, la Cour de cassation rappelle de manière constante que « le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors d’elle de sa liberté d’expression et il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». Autrement dit, le salarié a un véritable droit de critique sur l’entreprise mais il ne peut pas en abuser, que ce soit au sein de l’organisation ou en dehors.

Quelques exemples jurisprudentiels illustrent cet état de fait. Sur le lieu de travail tout d’abord, il n’est pas permis de tenir de propos injurieux ou diffamatoires, ce qui est plutôt compréhensible puisque de tels propos sont pénalement répréhensibles. A ainsi fait l’objet d’un licenciement un salarié qui, lors d’une réunion régionale, a qualifié son directeur d’agence de « nul et incompétent » et les chargés de mission de « bœufs »4. Dans le même ordre d’idée, a été sanctionné un salarié qui s’est rendu à son travail, pendant un arrêt maladie, et qui a injurié à tout va les membres du personnel5.

 

Et ces propos injurieux sont condamnables quel que soit l’endroit où se trouve le salarié que ce soit en vacances6 , ou…dans une fête foraine7 !). Ensuite, ces comportements seront sanctionnés quel que soit le support utilisé par l’employé qu’il s’agisse d’une lettre8, d’un article de presse9 ou d’un mail. A ainsi fait l’objet d’un licenciement disciplinaire un négociateur qui avait mis en cause la moralité de son chef des ventes. L’infortuné lui avait envoyé le mail suivant : « Jean Benoît. Si je lis bien ton mail, tu me reproches de ne pas avoir le contrat de réservation en ta possession, voici les explications : La SCI x par son représentant a signé les conditions générales pour la réservation du lot 214, nous étions en négociations avec les fondateurs pour le financement du montage. Tu as à de nombreuses reprises sollicité Mlle x commerciale et proposé des rendez-vous en fin de journée pour la rencontrer. Ce qui a été fait un mercredi vers 18h30. A l’issue de ce rdv tu lui as envoyé un SMS vers 21h15 (vous êtes belle, jolie je voudrais.. je passe les détails.. j’ai lu et j’ai le contenu ! !) Ce que tu ne savais pas c’est que Mlle x est la compagne d’un des fondateurs de la SCI x… et évidement il a été au courant de ta façon d’agir ! ! ! ! Par ton action, non seulement tu as provoqué l’annulation de la vente…. mais en plus tu me le reproches… Sache que ce n’est pas la première fois que j’ai des retours… j’ai d’autres dossiers comme cela… que je peux prouver. Je me réserve le droit de préparer un courrier à la direction générale pour leur expliquer ta façon d’agir »10.

Il serait également abusif d’envoyer un courriel à son employeur, accessible à tous les autres salariés, en lui conseillant de « changer de métier11 ». N’a pas été plus judicieux le salarié qui a qualifié son lieu de travail de « camp de concentration » en sachant pertinemment que son patron avait la nationalité allemande12. De même, le salarié qui, manifestement excédé par les aléas de la vie, et certainement un peu fatigué, publie sur son profil Facebook : « Journée de merde, temps de merde, boulot de merde, boîte de merde, chefs de merde… », s’exposera non seulement à une sanction disciplinaire mais également à des poursuites pénales13 !

 

Celui qui agira plus sobrement, en appelant ses collègues à « prendre leurs distances avec les dirigeants de la société dont il ne partage ni l’éthique, ni le sens civique, notamment manifesté au travers des manipulations des comptes »14, ne sera pas plus à l’abri. Il s’agit là en effet de l’imputation de faits graves susceptibles de porter atteinte à l’honneur et à la considération de la personne accusée. Néanmoins, le salarié peut dénoncer certains faits si ceux-ci ont un lien avec l’entreprise et à la condition qu’il agisse de bonne foi, sans vouloir porter atteinte à son employeur. En d’autres termes, il ne doit pas s’agir de propos mensongers.

De manière générale, pour apprécier l’abus, le juge tiendra compte du contexte dans lequel les propos ont été tenus (polémique, existence d’un conflit en cours) ainsi que de l’étendue de la publicité donnée à ces propos (peuvent-ils être lus ou entendus de tous ?).
On l’aura compris, certains salariés auraient mieux fait de se taire !

 

 

 

 

1 «  Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ».

 

2  « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ».

 

3 Article 2281-1 du Code du Travail

 

4 Cass, Soc., 9 nov.2004, n° 02-45.830

 

5 Cass. Soc, 25 juin 2002, n° 00-44.001

 

6 Cass. Soc., 8 oct. 2014, n° 13-16.793

 

7 Cass. Soc., 10 déc. 2008, n° 07-41.820

 

8 Cass. Soc., 28 avril 1994, n° 92-43.917

 

9 Cass, Soc., 5 mars 2015, n° 13-27.270

 

10 Cass. Soc., 10 oct. 2012, n° 11-18.985

 

11 Cass. Soc., 29 fév. 2012, n° 10-15.043

 

12 Cass. Soc., 6 mars 2012, n° 10-27.256

 

13 T.Corr., PARIS, 17 janv. 2012, n° 1034008388

 

14 Cass. Soc., 30 oct. 2002, n° 00-40.868

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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